Bouddha en tant que parent

Gil Fronsdal - Publié le 16/09/2025


La plupart des bouddhistes contemporains savent que le prince Siddhartha, le futur Bouddha, quitta sa famille en quête de libération le jour même de la naissance de son fils, Rahula. Beaucoup ont été perplexes, parfois indignés, devant un acte apparemment si irresponsable. Ce qui est moins connu, en revanche, c’est qu’après son éveil, le Bouddha devint le parent principal de son fils pendant la majeure partie de l’enfance de celui-ci. Dès l’âge de sept ans, Rahula fut placé sous les soins de son père, qui se révéla être un parent remarquablement efficace : Rahula atteignit l’éveil complet à l’âge adulte. On peut donc se demander : quel genre de parent était le Bouddha ? Quelles méthodes d’éducation utilisait-il ? Comment un maître éveillé transmettait-il son message spirituel à son propre enfant ?

Les écritures ne donnent pas beaucoup de détails sur la relation entre le Bouddha et Rahula, mais divers indices offrent un aperçu très intéressant de la manière dont le maître guida la maturation de son fils. Une histoire ancienne décrit comment Rahula vint à pratiquer sous la direction de son père, et la plupart de ces indices se trouvent dans trois discours qui, lus ensemble, suivent le schéma des trois entraînements successifs formant le chemin vers l’éveil :

  1. quand Rahula avait sept ans, le Bouddha lui enseigna la vertu ;
  2. adolescent, il lui enseigna la méditation ;
  3. et à vingt ans, il lui transmit la sagesse libératrice.

La maturation progressive de Rahula vers l'âge adulte refléta ainsi son avancement le long du chemin d’éveil de son père.

Quand mon fils aîné a eu sept ans, j’ai commencé à me demander quel type de guidance spirituelle je pouvais offrir à lui et à son frère cadet. À minima, je voulais qu’ils connaissent suffisamment les pratiques et les enseignements du bouddhisme pour qu’adultes, ils puissent s’y tourner s’ils le souhaitaient ou en avaient besoin. J’espérais aussi qu’ils puissent se sentir “chez eux” dans le bouddhisme, de sorte que, où qu’ils aillent dans la vie, ce foyer reste toujours disponible comme refuge. Enfin, puisque la plus grande richesse que je connaisse est le bien-être, la paix et la compassion que j’ai découverts grâce à ma pratique bouddhiste, je me suis souvent demandé comment transmettre plus largement ces trésors à la génération suivante, comme une forme d’héritage spirituel. Me souvenant que Rahula avait été confié à son père à l’âge de sept ans, j’ai fouillé dans les discours pâlis pour découvrir comment le Bouddha avait enseigné à son fils.

J’ai trouvé que la question de “laisser un héritage spirituel” était magnifiquement illustrée dans l’histoire de la manière dont Rahula commença à pratiquer sous la conduite de son père. Six ans après avoir quitté sa famille, et un an après son éveil, le Bouddha retourna dans sa ville natale. Rahula, alors âgé de sept ans, sur l’insistance de sa mère, alla rencontrer son père pour lui demander son héritage. Si Siddhartha était resté au foyer, Rahula aurait été héritier du trône. Mais en tant que renonçant menant une vie de pauvreté, que pouvait transmettre le Bouddha ? En réponse à la demande de Rahula, le Bouddha dit à Sariputta, son moine principal : “Ordine-le.” Plutôt que de recevoir un trône, Rahula hérita de la voie de vie de son père, une vie dédiée à la libération.

Bien qu’il soit improbable que mon fils se rase la tête et prenne la robe monastique de sitôt, je souhaite néanmoins l’exposer aux principes bouddhistes fondamentaux qui ont profondément façonné ma propre vie. En découvrant les trois discours où le Bouddha enseigne Rahula, j’ai été surpris de constater que ces enseignements semblaient non seulement encore vivants, mais aussi pertinents pour l’éducation d’un enfant dans l’Amérique moderne. En fait, ces discours sont devenus pour moi un guide parental.

La vertu

La première histoire illustre comment Rahula fut éduqué à vivre avec intégrité. À l’âge de huit ans, Rahula raconta un mensonge délibéré. Le sutta intitulé Les conseils à Rāhula : 1er récit (MN61) raconte comment le Bouddha réagit. Après avoir médité, le Bouddha alla voir son fils. Rahula lui prépara un siège et, selon la coutume, mit un bol d’eau pour qu’il puisse se rincer les pieds. Après que son père eut lavé ses pieds, un peu d’eau restait dans le bol. Le Bouddha demanda :

Rahula, vois-tu la petite quantité d’eau qui reste dans ce bol ?

Oui”, répondit Rahula.

Aussi insignifiante que cela”, dit le Bouddha, “est la vie spirituelle de celui qui n’a pas honte de dire un mensonge délibéré.” J’imagine Rahula senta sa gorge se serrer en entendant cela.

Puis, le Bouddha jeta l’eau restante et dit : “Jetée comme cela est la vie spirituelle de celui qui n’a pas honte de dire un mensonge délibéré.

Il renversa ensuite le bol et dit : “Renversée ainsi est la vie spirituelle de celui qui n’a pas honte de dire un mensonge délibéré.

Enfin, il remit le bol à l’endroit et dit : “Vide comme ce bol est la vie spirituelle de celui qui n’a pas honte de dire un mensonge délibéré.

Et pour enfoncer le clou, il enseigna à son fils : “Quand quelqu’un n’a pas honte de dire un mensonge délibéré, il n’est aucun mal qu’il ne puisse commettre. Par conséquent, Rahula, entraîne-toi à ne jamais proférer de fausseté, même pour plaisanter.

Cette partie de l’histoire me rappelle qu’il y a de la force, mais aucune véritable violence intérieure, derrière les réprimandes colériques adressées aux enfants. Calme, et lorsqu’il jugeait le moment opportun, le Bouddha faisait passer son message sans punition ni colère.

Après ce bref mais incisif avertissement concernant le mensonge, j’imagine que le Bouddha avait toute l’attention de son fils. Il lui demanda alors de devenir plus réfléchi à propos de l’ensemble de ses comportements. Le Bouddha posa la question : “À quoi sert un miroir ?

À se refléter” répondit le jeune Rahula.

La paraphrase suivante rend compte de ce que dit ensuite le Bouddha :

“Chaque fois que tu t’engages dans une activité physique, verbale ou mentale, tu dois réfléchir : cette activité causera-t-elle du tort à moi-même ou aux autres ? Si, en réfléchissant, tu réalises qu’elle causera du tort, alors cette activité n’est pas appropriée pour toi. Si tu réalises qu’elle apportera un bénéfice pour toi ou pour les autres, alors elle est appropriée pour toi.”

Il me semble essentiel que, plutôt que d’enseigner à son fils des notions absolues de bien et de mal, le Bouddha l’invitait à réfléchir en termes de tort et de bénéfice ; cela requiert à la fois une conscience de soi et de l’empathie. Fonder nos décisions morales sur ce qui est nuisible ou bénéfique permet de protéger notre vie éthique contre l’influence d’idéaux abstraits et extérieurs, sans rapport avec les effets réels de nos actions.

Le tort et le bénéfice sont également liés au sens que l’on donne à sa vie. Ce que nous faisons peut soit détourner, soit soutenir la direction vers laquelle nous voulons aller. Cet enseignement renforce ma conviction de l’importance de cultiver chez un enfant la capacité d’empathie et la compréhension de la manière dont ses actes affectent les autres. Le pouvoir de réflexion et de compassion ne naît pas seulement du fait qu’on dise à un enfant d’être réfléchi ou compatissant. Il naît du fait de voir ces qualités incarnées par d’autres, en particulier par ses parents.

Le Bouddha dit aussi à Rahula de prêter attention, après avoir agi, à la question de savoir si cela avait causé du tort. Si un tort résultait de ses actes, il devait chercher une personne sage à qui le confesser, dans une démarche visant à mieux faire à l’avenir. De cela, j’ai appris l’importance d’aider un enfant à développer l’intégrité nécessaire pour reconnaître ses erreurs. Et cette intégrité dépend beaucoup de la manière dont les parents accueillent les fautes de leur enfant. Là encore, la façon d’être et d’agir des parents dans le monde est cruciale pour la croissance de la vertu de l’enfant : si le parent est quelqu’un en qui l’on peut avoir confiance et qui est plus intéressé à aider son enfant à grandir qu’à le punir, alors le jeune sera plus enclin à être honnête.

La méditation

La deuxième histoire montre comment le Bouddha commença à enseigner la méditation à Rahula comme moyen de développer une base de bien-être intérieur (Les conseils à Rāhula : 2eme récit (MN62)). Cette histoire se déroule alors que Rahula est un jeune adolescent. Elle commence lorsqu’il accompagne son père pour la tournée matinale de quête d’aumônes. Rahula nourrissait des pensées vaniteuses à propos de sa beauté physique, qu’il partagea avec son père.

Remarquant la préoccupation de son fils, le Bouddha dit : “Lorsqu’il est vu avec sagesse, le corps physique ne doit pas être considéré comme “moi”, “moi-même” ou “mien”.

En fait, poursuivit le Bouddha, on ne devrait pas voir non plus les sensations, les perceptions, les activités mentales ou la conscience à travers les concepts de “moi”, “moi-même” ou “mien”. En entendant cela, Rahula se sentit réprimandé et retourna au monastère sans recueillir de nourriture pour la journée.

Je considère cela comme un enseignement radical pour un jeune adolescent. Je n’imagine pas qu’à cet âge j’aurais pu comprendre ce dont le Bouddha parlait. Mais je me rappelle trop bien qu’à cet âge-là, j’étais préoccupé par mon apparence personnelle. J’ai souvent entendu dire que cela est justifié chez les adolescents comme faisant partie du processus de développement important de l’individuation, de la recherche de soi. Est-il approprié de réprimander un adolescent de quatorze ans pour ses sentiments de vanité ? Le Bouddha interférait-il avec des problèmes de développement normal que les adolescents devraient résoudre seuls ? Sans un fort sentiment de soi, comment un jeune peut-il grandir pour devenir un adulte psychologiquement sain ? De quel type de souci de soi un adolescent a-t-il besoin pour mûrir ?

La réponse du Bouddha à ces questions se voit dans ce qu’il fit ensuite pour son fils.

Le soir même de cette réprimande, Rahula alla trouver son père et lui demanda une instruction sur la méditation de la respiration. Le Bouddha utilisa d’abord des analogies pour illustrer comment garder l’équanimité pendant la méditation. Il dit :

“Développe une méditation semblable à la terre : comme la terre n’est pas troublée par les choses agréables ou désagréables qu’elle rencontre, de même, si tu médites comme la terre, les expériences agréables et désagréables ne te troubleront pas. Développe une méditation semblable à l’eau, au feu, à l’air et à l’espace : tout comme ces éléments ne sont pas troublés par les choses agréables ou désagréables qu’ils rencontrent, si tu médites comme l’eau, le feu, l’air ou l’espace, les expériences agréables et désagréables ne te troubleront pas.”

Ensuite, avant de lui enseigner effectivement la méditation de la respiration, le Bouddha dit à son fils de méditer sur la bienveillance (mettā) comme antidote à la malveillance, sur la compassion pour surmonter la cruauté, sur la joie empathique pour maîtriser le mécontentement, et sur l’équanimité pour apaiser l’aversion.

Ce n’est qu’alors que le Bouddha enseigna la méditation de la respiration dans sa formulation classique en seize étapes. Ces étapes passent par des phases d’apaisement du corps et de l’esprit, de culture d’états puissants de bien-être et de discernement, puis de lâcher-prise. Enfin, comme une puissante conclusion à son enseignement, le Bouddha déclara que si la pleine conscience de la respiration est développée, une personne aura la capacité de rester sereinement consciente de son dernier souffle.

En lisant que le Bouddha enseignait à son fils la méditation de la respiration pour cultiver de puissants états de bien-être intérieur, j’ai vu que c’était une alternative à la construction d’une conception rigide du “moi”. Je me demande combien de tentatives des adolescents d'aujourd'hui pour “construire leur identité” sont alimentées par un malaise avec eux-mêmes et avec les autres. Je suppose que le processus serait très différent s’il était fondé sur un sentiment d’aisance intérieure et d’imperturbabilité face aux autres.

En enseignant la méditation aux enfants, j’ai remarqué qu’aux alentours de treize ou quatorze ans, une progression notable se produit dans leur capacité à méditer. J’ai souvent été impressionné par la facilité avec laquelle certains jeunes adolescents peuvent entrer dans des états profonds de méditation (même si cela ne dure généralement pas longtemps). J’ai connu de jeunes gens pour qui la méditation est devenue un outil important pour trouver stabilité et paix au milieu des défis de l’adolescence.

Mais ce n’est pas seulement pour les épreuves habituelles de l’adolescence que la méditation sur la respiration est utile. On peut s’y appuyer à chaque étape de la vie. Dans cette histoire, le Bouddha conclut son instruction à son fils en soulignant la valeur de la méditation sur la respiration comme préparation au moment de sa mort.

La sagesse

Dans le troisième et dernier sutta, le Bouddha guide Rahula à travers une série de questions qui le conduisent à la sagesse libératrice (Les conseils à Rāhula (MN147)). À ce moment-là, Rahula avait consacré la plus grande partie de son adolescence au chemin de l’éveil. Un passage le décrit comme exemplaire dans son amour de l’entraînement. À vingt ans, son père comprit qu’il était proche de la libération. Le Bouddha fit alors quelque chose que je trouve très touchant : il partit se promener avec son fils dans un bois profond, au milieu d’un bosquet majestueux de saliers. Assis au pied de l’un de ces grands arbres, il guida Rahula à travers un questionnement minutieux de toutes les bases possibles de l’attachement à l’idée d’un soi. Le processus qu’utilisa le Bouddha consistait à desserrer progressivement l’envoûtement qui pousse à rechercher un soi dans quoi que ce soit.

Pour quelqu’un d’aussi bien formé que Rahula, la tendance profondément enracinée à s’accrocher à l’idée d’un soi essentiel pouvait être la dernière barrière à la libération. En écoutant les enseignements de son père, cette claire vision de la nature impersonnelle des phénomènes fut l’étape finale dont Rahula avait besoin pour atteindre la pleine libération.

L’enseignement du Bouddha sur le non-soi peut être déconcertant. On peut facilement le percevoir comme une philosophie abstraite et ainsi manquer de voir qu’il s’agit d’une instruction pratique sur la manière de trouver le bonheur en lâchant prise. Il me semble important que le Bouddha ait enseigné à Rahula la doctrine du non-soi alors qu’ils étaient assis dans la profondeur de la forêt. J’ai souvent constaté que j’ai une perspective très différente lorsque je suis dans la nature plutôt qu’en pleine vie urbaine. Le sentiment de paix et de bien-être que procure la nature facilite, je trouve, le lâcher-prise des préoccupations égocentriques. Contempler le lâcher-prise en lisant un livre de philosophie bouddhiste chez soi est bien différent de le faire entouré d’un bosquet tranquille d’arbres. En lisant ce troisième discours, j’ai réfléchi à l’utilité de se connaître soi-même dans le contexte du monde naturel.

Lorsque le jeune Rahula, âgé de sept ans, demanda son héritage, il n’aurait jamais pu imaginer que treize ans plus tard, il recevrait les plus grands dons qu’un parent puisse transmettre à son enfant. Dans le bouddhisme, l’éveil est considéré comme le plus grand bonheur. En pensant à mes propres souhaits pour mes fils, je leur souhaite la paix, le bonheur et la sécurité que procure le chemin de l’éveil. Peut-être que, dans les différentes phases de leur croissance, eux aussi pourront s’établir dans les trois entraînements : la vertu, la méditation et la sagesse.

Gil Fronsdal

Gil est le fondateur et co-enseignant de l'Insight Meditation Center de Redwood City et de l'Insight Retreat Center de Santa Cruz, en Californie. Il enseigne depuis 1990. Gil pratique le zen et le vipassana depuis 1975 et est titulaire d'un doctorat en études bouddhistes de Stanford. Il est marié et père de deux garçons.

Traduit par Alain Outhmani et relu par Nhất Hòa




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